Marquis Ph. de CHENNEVIÈRES (1820-1899), historien d'art et Directeur des Beaux-Arts, Paris et Bellesme (Orne, Normandie). Dessins.
Charles-Philippe, marquis de Chennevières-Pointel, est parmi les amateurs du XIXe siècle une des plus saillantes et des plus sympathiques figures, ayant collectionné tant comme connaisseur au goût délicat que comme historien érudit. Aussi son jugement a-t-il toujours fait autorité. Né en 1820 en Normandie (Falaise, dép. du Calvados), il fut élevé à Argentan, fit ses études en Provence et prit ses inscriptions de droit à la faculté d'Aix en 1842. Voyage en Italie et en Flandre. Ayant débuté dans les lettres sous le nom de Jean de Falaise par la publication de ses Contes normands, Les vers de F. M. de la Boussardière et son Saint-Louis, il se révéla bientôt excellent historien d'art dans son ouvrage sur les Peintres provinciaux (4 vol. 1847-1862), et dans son étude sur les Musées de Provinces (Musée de Caen paru en 1847). « Jamais enthousiasme juvénile d'amateur perspicace ne fut, à la fois, si ardent et si désintéressé, si intelligent non plus et si largement ouvert que celui du jeune Philippe de Chennevières » (G. Lafenestre). Entré dans l'administration des Musées, au Louvre, en 1846, c'est là qu'il profita avidement, surtout aux environs1855, de la fréquentation de cet excellent connaisseur Frédéric Reiset. « Je n'ai jamais vu d'homme dont la causerie sur les maîtres fut plus nourrissante, ni l'enseignement plus sûr », dit-il lui-même. Le goût du dessin, que M. Reiset possédait à un si haut degré, ne laissa pas de stimuler chez le marquis de Chennevières la même prédilection, déjà manifestée par lui dès son jeune âge. Il trouva un autre protecteur dans la personne du comte de Nieuwerkerke qui, sous Napoléon III, possédait une si grande influence comme Surintendant des Beaux-Arts ; celui-ci lui mit le pied à l'étrier en l'attachant en 1852 au service des expositions et en lui prêtant le titre honorifique d'Inspecteur des Musées de province. De cette année jusqu'en 1869 le Mis de Chennevières organisa chaque année les Salons et en fit les catalogues. Ces emplois lui valurent la connaissance, souvent très intime, de presque toutes les personnes de quelque importance dans le monde des arts et celui des lettres. Ainsi put-il écrire dans ses Souvenirs : « J'ai connu tous les artistes de mon temps, peintres et sculpteurs, de 1846 à 1880 ... J'ai rencontré M. Ingres dans le cabinet de M. Reiset et je l'ai entendu s'extasier et disserter sur les dessins des maîtres ; et quelques mois après, chose bien curieuse et étrange pour deux génies si différents et l'on peut dire si ennemis, j'entendais dans ce même cabinet Eug. Delacroix professer sur les mêmes dessins de Rubens et de Michel-Ange la même admiration quasiment en mêmes termes ». Il était au mieux avec les Goncourt, avec qui il partageait presque seul l'amour de l'art fin et élégant du XVIIIe siècle, avec Gavarni, avec Sainte-Beuve, avec la Princesse Mathilde, avec Théophile Gautier et avec Baudelaire. Au Louvre il s'était lié d'amitié avec le comte Clément de Ris, auteur de si intéressants ouvrages sur les amateurs du passé, et avec le vicomte Both de Tauzia, l'éminent conservateur qui succéda à Fr. Reiset, et il était au mieux avec Charles Blanc, qu'il accompagne, ainsi que le peintre Fromentin, dans un voyage en Egypte en 1869. Entre-temps son activité de chercheur et d'historien l'amenèrent à différentes autres publications, e. a. sur les Artistes étrangers en France, les Portraits inédits d'artistes français (1853-1869), et à cette belle entreprise des Archives de l'Art français, publication continuée pendant un grand nombre d'années à partir de 1851, d'une si grande utilité par sa foule de renseignements et de documents inédits (dont l'Abecedario de Mariette). La direction de cette publication fut laissée, après cinq années, à son ami et collaborateur A. de Montaiglon. Le grand nombre d'articles et de brochures publiés par lui, souvent sous des noms de plume, fait que sa bibliographie est un fourré inextricable. Au Louvre il contribua vaillamment à l'installation de la salle des portraits d'artistes. Puis, après avoir été conservateur du Luxembourg de 1861 à 1868 et après un voyage en Espagne en 1870, il fut appelé en 1873 au plus haut poste, c'est-à-dire à celui de Directeur des Beaux-Arts, en remplacement de Charles Blanc. Pendant quatre ans ce fut pour lui une période de surmenage énervante, dans laquelle il rendit les plus grands services à plusieurs égards et donna l'exemple à ses successeurs. Citons la part qu'il prit à la décoration du Panthéon et l'appui qu'il prêta à Puvis de Chavannes, la décoration de différents autres édifices publics, son entreprise de l'Inventaire général des richesses de la France, la description des Monuments historiques, son aide à la création du Musée des Arts décoratifs, etc. Enfin, vers 1880, commença une vie tranquille dont il profita pour écrire ses Souvenirs, où abondent les faits intéressants et les précieuses informations et opinions sur ses contemporains (parus dans L'Artiste de 1883 à 1889, publiés séparément en 6 parties). Un de ses derniers écrits fut sa belle préface au catalogue de vente de son ami Edmond de Goncourt. Il resta homme d'étude retiré du monde, jusqu'à sa mort, en 1899. Georges Lafenestre le salua ainsi, dans ses Artistes et amateurs : « Les artistes français, qu'ils le sachent ou non, perdent en lui le plus fervent de leurs admirateurs et le plus sûr de leurs amis, et les historiens de l'art national le plus libre et le plus clairvoyant de leurs doyens. ».
Quelques années avant sa mort il se mit à décrire son admirable réunion de dessins, dans L'Artiste, en 22 articles consécutifs (1894-1897), mine précieuse de renseignements, rappelant, malgré la différence de rédaction, le même travail fait par les Goncourt dans leur Maison d'un artiste. Cette collection de 4000 feuilles datait de longues années et avait été primitivement recueillie, ainsi que celle des Goncourt, dans un but exclusif de travail. Déjà avant 1845, à Aix, l'amateur avait commencé à collectionner les dessins d'artistes provençaux, dessins rares et peu connus jusque-là. Le marquis s'est toujours plu à ressusciter les gloires modestes et à venger les talents oubliés. Ce principe le décida aussi à prêter en 1857, au Musée d'Alençon, un certain nombre de cadres de dessins (voir le catalogue paru en cette année, précédé d'une lettre à M. Léon de la Sicotière), qui y restèrent plus de trente ans, plusieurs fois renouvelés. Il avait en Provence « cueilli les rameaux avant de s'attaquer au tronc ». Mais à Paris le cadre s'élargissait et peu à peu sa collection embrassait les classiques aussi bien que les romantiques. Bien représenter l'art national restait le seul but du collectionneur, mais son sens historique l'amena à incorporer dans ses cartons tous les artistes étrangers qui s'étaient trouvés, de quelque façon, en rapport avec la France. Ch. Ephrussi disait un peu méchamment : « Il croit que les grands maîtres sont de tous les pays ... et surtout Français ». Ainsi s'explique la présence dans sa collection de la trentaine de feuilles excellentes de maîtres étrangers qu'il avait envoyées à l'exposition de l'Ecole des Beaux-Arts en 1879. Il avait là e. a. de précieux dessins de Botticelli (L'Abondance), Verrocchio (feuilles de carnet), Léonard (le Pendu), deux Michel-Ange, Raphaël (deux jeunes bergers), Fra Bartolommeo, Pisano, Giov. Bellini, B. Beham, Goltzius, Rubens (Mort d'Hippolyte et Tête de jeune fille). Sa modestie extrême, qui lui défendait de dire du bien de ses propres dessins, fut cause qu'il ne fit point allusion à cet envoi dans la belle étude sur cette mémorable exposition, parue en 1880, mais Ch. Ephrussi en fit valoir les mérites dans un appendice. Dans le Courrier de l'Art du 27 avril 1882, et dans les notices ms. de A. W. Thibaudeau, on trouve comment Fr. Lippmann, conservateur du Cabinet des Estampes de Berlin, pria Ephrussi de sonder le Mis de Chennevières pour l'amener à céder au prix de 100.000 fr. la trentaine de dessins susdits. « La réponse ne se fit pas attendre ; ce fut un refus absolu, et M. de Chennevières ajouta, qu'ancien Directeur des Beaux-Arts de France, il était bien résolu à ne jamais vendre sa collection à la Prusse ». Quelques mois après Thibaudeau lui acheta les dessins au même prix ; Bonnat eut, entre autres, le Michel-Ange à la sanguine, le Raphaël et le Véronèse, le baron Edmond de Rothschild s'assura immédiatement la Tête de jeune fille de Rubens, et Lippmann eut le Michel-Ange à la plume. Plus tard, Thibaudeau acquit du marquis une autre série de feuilles pour 40.000 fr. et il en mit un certain nombre dans deux ventes, l'une à Paris, l'autre à Amsterdam, chez Frederik Muller & Cie (20-21 novembre 1882). Mais le Marquis de Chennevières garda toujours intacte sa riche collection de maîtres français ou ayant travaillé en France. Ce beau cabinet, que son prudent propriétaire appelait simplement son « méchant fouillis de croquetons », formait une véritable histoire par sa grande variété. Il n'aurait jamais été aussi instructif si le collectionneur, ambitionnant le renom d'un amateur au goût sévère, s'était borné à un choix de quatre ou cinq cents des meilleurs. Tel qu'il s'était accru il offrait, en même temps que la fine fleur de l'école, les maîtres intermédiaires et secondaires, si nécessaires pour illustrer les différentes tendances et influences. Lorsqu'il commença à acheter, s'efforçant dès le début de trouver des morceaux significatifs, portant la marque vive et spontanée des maîtres, de Chennevières réussit souvent à acquérir d'excellentes feuilles à des prix variant entre 1 et 5 fr. Souvent aussi il dut faire de plus grands sacrifices, par exemple lorsqu'il eut l'occasion de puiser dans les portefeuilles qu'apporta le comte Nils Barck, de Stockholm (voir sous Tessin, L.2985), ou lorsqu'il trouva à Versailles tout un lot de dessins de Portail d'une belle provenance. - La collection débutait par une belle série des artistes de la Renaissance française, c'est-à-dire des maîtres italiens qui ont engendré l'école de Fontainebleau et des français qui se sont distingués dans ce temps de premier essor (le Rosso, le Primatice, Nicolo dell'Abbate, Jean Cousin, Germain Pilon, Et. Delaune, Dumée, Quesnel, A. Caron, et des flamands comme Pourbus, puis encore T. Dubreuil, J. Bunel, E. Dupérac, M. Fréminet, Biard, Cochet, etc.). Les artistes provinciaux, parmi lesquels se comptent tant de grands talents, tels que Claude Gellée, Poussin, Puget, étaient représentés au mieux, notamment ceux des écoles de Lorraine, Lyon, Dijon, Aix et la Provence, Toulouse et la Normandie (Rouen). La série de l'école de Simon Vouet, comprenant Lesueur, Le Brun, Mignard, Bourdon, caractéristique pour le XVIIe siècle, était non moins riche. Enfin le XVIIIe et le XIXe siècle se trouvaient amplement illustrés par des échantillons de tous les meilleurs maîtres de ces époques, Watteau et Boucher, aussi bien que Géricault et Descamps. Une particularité de la collection, résultait encore de la présence d'œuvres des artistes français souvent oubliée en France, parce qu'ayant travaillé surtout loin du sol natal, comme Pesne, Picart, Marot, Legeai, Hutin, Falconet, Desprez, etc., puis des dessins d'étrangers s'étant distingués en France comme Romanelli, le cavalier Bernin, Grimaldi, Rubens, van der Meulen, etc.
Outre le don de collectionneur avisé, le Mis de Chennevières avait celui de communiquer les fruits de ses recherches et de sa longue expérience dans un langage savoureux d'un grand charme d'expression. Sa délicatesse d'amateur ressort bien de ce qu'il dit lui-même de cette « belle et ennoblissante manie des dessins » : « Il n'en est pas qui aiguise mieux l'œil et l'esprit, qui élève plus haut le goût, qui rende plus heureux son homme, qui le fasse meilleur et plus sociable, plus désireux de communiquer à ses pareils les jouissances de ses trouvailles, mais aussi qui prête davantage à des rêveries et aux hallucinations de l'imagination « Honni soit celui qui, jugeant le choix d'un confrère, ne se souvient pas, avant tout, qu'il n'est rien de plus pénétrant et de plus enivrant que la vue d'un beau dessin, et que celui-là est le bienfaiteur de la confrérie et de tous les fervents amateurs des choses d'art qui a tiré de la poussière et mis en lumière la première pensée d'une œuvre de grand maîtres ».
Son fils Henry de Chennevières est depuis longtemps conservateur-adjoint au musée du Louvre. C'est lui qui publia l'ouvrage sur les Dessins du Louvre en 1882.
VENTES :
I. 1882, 20-21 novembre, Amsterdam (chez Frederik Muller & Cie). Dessins anciens, c'est-à-dire le lot mentionné ci-dessus acquis par Thibaudeau. Il y avait là de bonnes feuilles par H. Bol, J. Both, L. Bramer, J. Brueghel, Jacob Cornelisz van Oostsanen, L'enfant prodigue demandant son héritage, rond, 130 fl., Goltzius, Portrait d'homme, 1591, 260 fl., Jordaens, La Fargue, Molijn, Mijtens, van der Neer, Hiver 171 fl., A. van Ostade, Cabaret, aquarelle 1676, 80 fl., Rembrandt, Jeune femme dormant dans un fauteuil, 480 fl. et Voyageur endormi 130 fl., Renesse, Ruisdael, Teniers, A. van de Velde, Repos de bergers, 1667, 180 fl., W. van de Velde, A. van de Venne, Waterloo, Weenix, Wierix, Une paire de petits portraits, 1586, 150 fl., Wouwermans, Clovio, Goya, Enfant cherchant une puce 22 fl., O. Leoni, Velazquez, de Vinci, trois dessins de têtes grotesques 180 fl., Hans Baldung, Guerrier et dame 205 fl., della Bella, Fête équestre 105 fl., Drouais, Mme de Provence 1778, 75 fl., Falconet, Tête de Pierre le Grand 200 fl. Les autres dessins de cette vente provenaient généralement de l'amateur J. C. Robinson.
II. 1898, 5 et 6 mai, Paris, (experts Féral père et fils). Dessins, aquarelles, pastels, gouaches de l'école française du XVIIIe siècle. Catalogue illustré de 15 planches, préface de Georges Lafenestre. Belle série où tous les meilleurs maîtres de cette époque se trouvaient représentés. Il nous faut nous borner à ne mentionner que les suivants : Boilly, Jeune homme debout, 1000 fr., Boucher, 17 nos dont Paysanne et son enfant, 1500 fr., Nymphe au repos, 1000 fr., Psyché visitant l'Amour, 1420 fr., L'Adoration des Bergers, 1600 fr., Chardin, Le Garde-Manger, 1220 fr., Chasselat, Le petit écolier, 1020 fr., Cochin, Portrait de femme 1782, 1900 fr., Homme, pendant, 1250 fr., Debucourt, L'heureux accident, 1000 fr., Fragonard, Ma chemise brûle, 16.600 fr., Le petit frère, 10.100 fr., et deux paysages, 950 et 780 fr., Freudeberg, Le réveil, 1120 fr., Lancret, 8 nos dont La toilette 1000 fr., Mme Vigée-Lebrun, Jeune femme debout, de dos, 1000 fr., Le Prince, Le Rosier, sanguine, 4050 fr., Moreau le Jeune, Huit illustrations d'un voyage en Angleterre, de 420 à 700 fr., La mort d'un guerrier, 2000 fr., Nattier, Portrait d'un maréchal, 1000 fr., Pater, Jeune femme couchée, 1750 fr., A. de Peters, La dévideuse, sanguine, 3150 fr., Portail, Gentilhomme debout contre une cheminée, sanguine, 8800 fr., Femme et fillette, sanguine, 4050 fr., Dame et gentilhomme, 3750 fr., Hubert Robert, Monument de Rome, 1805 fr., Rosalba Carriera, Jeune fille à la colombe, pastel, 6020 fr., A. de St. Aubin, Princesse de Lamballe, 8100 fr., Trinquesse, Jeune femme sur un canapé, 900 fr., A. Watteau, 16 nos dont un Turc 4200 fr., Femme assise vue de dos 2500 fr., Le repos dans le parc, 3150 fr., Etude de mains et de pieds, 9000 fr. - Produit total des 211 nos 171.902 fr.
III. 1900, 4-7 avril, Paris (expert P. Roblin). Dessins anciens et modernes, miniatures. Environ trois mille dessins décrits sous 740 nos, tous de l'école française (XVIe-XVIIIe siècle, écoles provinciales, dessins modernes et aquarelles). Quantité de ff. intéressantes au point de vue histoire de l'art, mais qui se vendirent bon marché. - Produit 47.000 fr.